Dans les années 1960, les pays en développement ont adopté une politique de réforme agricole visant à remédier aux pénuries alimentaires. Connue sous le nom de révolution verte, cette initiative avait pour objectif d'améliorer les pratiques agricoles afin d'accroître la productivité. Une des mesures phares était fondée sur l'utilisation intensive d'engrais azotés de synthèse. En effet, l'avènement quelques années plus tôt du procédé Haber-Bosch - qui synthétise de l'ammoniac à partir d'azote atmosphérique et de gaz naturel - a permis une certaine indépendance de l'agriculture vis à vis des amendements organiques. Dès lors, les engrais minéraux sont devenus la principale source de fertilité, parfois même la seule, ce qui a considérablement contribué à l'augmentation des rendements.
Cependant, ces engrais azotés de synthèse suscite l'inquiétude des agriculteurs comme les états, tant sur le plan environnemental que géopolitique. Le président de l’Organisation Mondiale des Agriculteurs, Theo De Jager, déclarait d’ailleurs en mai 2022 sur la question de la disponibilité des engrais que "nous sommes déjà au milieu d’une crise alimentaire dont il faut désormais évaluer l’ampleur et la gravité". L’approvisionnement en engrais azotés joue donc un rôle majeur dans la sécurité alimentaire mondiale et implique des enjeux géopolitiques forts.
Le procédé Haber-Bosch dépend essentiellement du gaz naturel, une ressource inégalement répartie dans le monde et qui se concentre dans certains pays comme la Russie, l'Iran ou le Qatar. Ainsi, les pays dépourvus de gisements de gaz se trouvent en situation de dépendance pour maintenir et développer leur souveraineté alimentaire. Ils doivent compter sur l’importation quasiment exclusive soit d’engrais azotés sous forme de produit fini, soit de gaz naturel pour produire les engrais sur leur territoire. Les principaux producteurs de gaz sont donc tout naturellement les principaux exportateurs d'engrais, avec la Russie qui concentre 17,4% de la production mondiale de gaz, la Chine 5,2%, et le Moyen-Orient 4,4%. A eux-trois, ils représentent presque 40% des exportations mondiales d’engrais azotés, dont le reste du monde est entièrement dépendant pour se nourrir.
En France, ces quinze dernières années, la dépendance aux importations d'engrais azotés a considérablement augmenté, avec la disparition de plusieurs usines sur le territoire comme l’usine Yara à Pardies en 2017 ou l’usine de Seco Fertilisants à Ribécourt-Dreslincourt en 2018. En l'espace de 20 ans, les importations françaises d'engrais sont passées de 1 milliard d'euros à plus de 2,4 milliards d'euros. La France se retrouve donc dépendante puisque, sans cet engrais, il est impossible, actuellement, de produire en quantités suffisantes. Cette vulnérabilité positionne les pays producteurs et exportateurs d'engrais azotés, et en particulier la Russie, en position de force. La Russie, qui fournit 25% des engrais en Europe, exerce ainsi un pouvoir incontestable sur le marché européen. à titre d'illustration, avant le conflit en Ukraine, début 2022, Eurochem, une entreprise russe de premier plan dans le secteur des engrais, était en négociation exclusive avec le groupe Boréalis, qui possède des infrastructures de fabrication d'engrais en France. La guerre a mis fin à cet accord potentiel mais, néanmoins, l'opération est révélatrice de la volonté stratégique de la Russie de dominer le marché mondial des engrais azotés.
Au début de la guerre en Ukraine, l'une des premières décisions prises par la Russie a été de demander aux 5 principaux acteurs russes du secteur des engrais de cesser leurs exportations vers les pays considérés comme hostiles, incluant l'ensemble des pays de l'Union Européenne. Par conséquent, ce conflit a entraîné une baisse significative de l'offre, provoquant une hausse significative du prix des engrais, inquiétant les agriculteurs européens. De son côté, la Chine a également mis en place une stratégie de restriction des exportations d'engrais à l'échelle mondiale afin de prioriser l'approvisionnement de son marché national et de limiter la flambée des prix sur le plan local. De plus, la demande mondiale en engrais a augmenté, notamment à cause de l'Inde, du Brésil et de l'Argentine, des pays en fort développement. De part tous ces facteurs, la disponibilité en engrais à l'échelle internationale a été sérieusement réduite, concourant à la flambée des prix sur les marchés mondiaux.
A cela s’ajoute le prix de l’énergie, le procédé permettant de synthétiser les engrais azotés étant très gourmand en gaz. Or, le prix du gaz a presque doublé entre fin 2020 et 2021 en raison de la reprise de l'activité économique après la crise sanitaire. Il faut aussi ajouter l'augmentation du coût du transport maritime, alimentée par la hausse des prix du pétrole et les pénuries de conteneurs, toujours dans le contexte de levée progressive des mesures de confinement à travers le monde.
Les conséquences sont significatives : le prix des engrais était en hausse de 78% en mars 2022. Cela a entraîné une véritable ruée vers le fumier dans de nombreuses régions du pays, les agriculteurs cherchant des alternatives pour réduire leur consommation mais aussi leur facture d'engrais. En effet, même si certains pays avaient alors accès aux engrais, les agriculteurs n'étaient pas forcément en mesure de les acheter en raison de leur coût élevé. D'autant plus que, les gouvernements qui accordent généralement des subventions à l'achat d'engrais, faisaient face à une dette massive à la suite de la crise du Covid-19. En d'autres termes, le marché était déjà instable avant même les sanctions et le blocus des ports ukrainiens imposés par la Russie.
Cependant, après une période d'envolée des prix de presque un an et demi, amplifiée par le conflit russo-ukrainien, le prix des engrais a commencé finalement à baisser à partir d'octobre 2022 et connaît maintenant une phase de stabilisation. Les Chambres d'agriculture soulignent d'ailleurs qu'en juin 2023, le prix de l'ammonitrate est revenu à son niveau d'il y a deux ans, aux prémices de cette hausse historique. Cette nouvelle est encourageante, bien que nuancée pour les agriculteurs car, même à ce prix, il reste 1,5 fois plus élevé qu'en 2019-2020.
Les agriculteurs qui se sont lancés dans le biologique sont peut-être bien les seuls qui ne rencontrent pas de problèmes de flambée des prix des engrais puisqu’ils n’en utilisent pas. L’agriculture biologique consiste à nourrir le sol plutôt que la plante, en restreignant l'utilisation d'engrais de synthèse et de pesticides au profit de pratiques telles que les couverts végétaux de légumineuses, les rotations de cultures diversifiées et l’exploitation d'insectes et de microorganismes bénéfiques. Il s'agit d'une des solutions les plus efficaces et durables pour éviter les problèmes liés à l'approvisionnement incertain en engrais azotés sur le marché mondial. Bien que la transition vers l'agriculture biologique nécessite du temps et de l'argent, il existe des organismes qui accompagnent les agriculteurs, tels que la FNAB (Fédération Nationale d'Agriculture Biologique) qui met à disposition des fiches pédagogiques. De plus, il existe des aides financières telles que l'Aide à la Conversion à l'Agriculture Biologique (CAB) ou le crédit d'impôt Bio, des aides précieuses pour celles et ceux qui souhaiteraient se lancer.
Références :