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Les engrais azotés : un enjeu géopolitique

G. Demarquest , I. aouriri • September 22, 2023

Dans les années 1960, les pays en développement ont adopté une politique de réforme agricole visant à remédier aux pénuries alimentaires. Connue sous le nom de révolution verte, cette initiative avait pour objectif d'améliorer les pratiques agricoles afin d'accroître la productivité. Une des mesures phares était fondée sur l'utilisation intensive d'engrais azotés de synthèse. En effet, l'avènement quelques années plus tôt du procédé Haber-Bosch - qui synthétise de l'ammoniac à partir d'azote atmosphérique et de gaz naturel - a permis une certaine indépendance de l'agriculture vis à vis des amendements organiques. Dès lors, les engrais minéraux sont devenus la principale source de fertilité, parfois même la seule, ce qui a considérablement contribué à l'augmentation des rendements.


Cependant, ces engrais azotés de synthèse suscite l'inquiétude des agriculteurs comme les états, tant sur le plan environnemental que géopolitique. Le président de l’Organisation Mondiale des Agriculteurs, Theo De Jager, déclarait d’ailleurs en mai 2022 sur la question de la disponibilité des engrais que "nous sommes déjà au milieu d’une crise alimentaire dont il faut désormais évaluer l’ampleur et la gravité". L’approvisionnement en engrais azotés joue donc un rôle majeur dans la sécurité alimentaire mondiale et implique des enjeux géopolitiques forts.

Seulement quelques nations pèsent sur le marché des engrais azotés

Le procédé Haber-Bosch dépend essentiellement du gaz naturel, une ressource inégalement répartie dans le monde et qui se concentre dans certains pays comme la Russie, l'Iran ou le Qatar. Ainsi, les pays dépourvus de gisements de gaz se trouvent en situation de dépendance pour maintenir et développer leur souveraineté alimentaire. Ils doivent compter sur l’importation quasiment exclusive soit d’engrais azotés sous forme de produit fini, soit de gaz naturel pour produire les engrais sur leur territoire. Les principaux producteurs de gaz sont donc tout naturellement les principaux exportateurs d'engrais, avec la Russie qui concentre 17,4% de la production mondiale de gaz, la Chine 5,2%, et le Moyen-Orient 4,4%. A eux-trois, ils représentent presque 40% des exportations mondiales d’engrais azotés, dont le reste du monde est entièrement dépendant pour se nourrir.

En France, ces quinze dernières années, la dépendance aux importations d'engrais azotés a considérablement augmenté, avec la disparition de plusieurs usines sur le territoire comme l’usine Yara à Pardies en 2017 ou l’usine de Seco Fertilisants à Ribécourt-Dreslincourt en 2018. En l'espace de 20 ans, les importations françaises d'engrais sont passées de 1 milliard d'euros à plus de 2,4 milliards d'euros. La France se retrouve donc dépendante puisque, sans cet engrais, il est impossible, actuellement, de produire en quantités suffisantes. Cette vulnérabilité positionne les pays producteurs et exportateurs d'engrais azotés, et en particulier la Russie, en position de force. La Russie, qui fournit 25% des engrais en Europe, exerce ainsi un pouvoir incontestable sur le marché européen. à titre d'illustration, avant le conflit en Ukraine, début 2022, Eurochem, une entreprise russe de premier plan dans le secteur des engrais, était en négociation exclusive avec le groupe Boréalis, qui possède des infrastructures de fabrication d'engrais en France. La guerre a mis fin à cet accord potentiel mais, néanmoins, l'opération est révélatrice de la volonté stratégique de la Russie de dominer le marché mondial des engrais azotés.

La flambée du prix des engrais

Au début de la guerre en Ukraine, l'une des premières décisions prises par la Russie a été de demander aux 5 principaux acteurs russes du secteur des engrais de cesser leurs exportations vers les pays considérés comme hostiles, incluant l'ensemble des pays de l'Union Européenne. Par conséquent, ce conflit a entraîné une baisse significative de l'offre, provoquant une hausse significative du prix des engrais, inquiétant les agriculteurs européens. De son côté, la Chine a également mis en place une stratégie de restriction des exportations d'engrais à l'échelle mondiale afin de prioriser l'approvisionnement de son marché national et de limiter la flambée des prix sur le plan local. De plus, la demande mondiale en engrais a augmenté, notamment à cause de l'Inde, du Brésil et de l'Argentine, des pays en fort développement. De part tous ces facteurs, la disponibilité en engrais à l'échelle internationale a été sérieusement réduite, concourant à la flambée des prix sur les marchés mondiaux.


A cela s’ajoute le prix de l’énergie, le procédé permettant de synthétiser les engrais azotés étant très gourmand en gaz. Or, le prix du gaz a presque doublé entre fin 2020 et 2021 en raison de la reprise de l'activité économique après la crise sanitaire. Il faut aussi ajouter l'augmentation du coût du transport maritime, alimentée par la hausse des prix du pétrole et les pénuries de conteneurs, toujours dans le contexte de levée progressive des mesures de confinement à travers le monde.

Les conséquences sont significatives : le prix des engrais était en hausse de 78% en mars 2022. Cela a entraîné une véritable ruée vers le fumier dans de nombreuses régions du pays, les agriculteurs cherchant des alternatives pour réduire leur consommation mais aussi leur facture d'engrais. En effet, même si certains pays avaient alors accès aux engrais, les agriculteurs n'étaient pas forcément en mesure de les acheter en raison de leur coût élevé. D'autant plus que, les gouvernements qui accordent généralement des subventions à l'achat d'engrais, faisaient face à une dette massive à la suite de la crise du Covid-19. En d'autres termes, le marché était déjà instable avant même les sanctions et le blocus des ports ukrainiens imposés par la Russie.

Cependant, après une période d'envolée des prix de presque un an et demi, amplifiée par le conflit russo-ukrainien, le prix des engrais a commencé finalement à baisser à partir d'octobre 2022 et connaît maintenant une phase de stabilisation. Les Chambres d'agriculture soulignent d'ailleurs qu'en juin 2023, le prix de l'ammonitrate est revenu à son niveau d'il y a deux ans, aux prémices de cette hausse historique. Cette nouvelle est encourageante, bien que nuancée pour les agriculteurs car, même à ce prix, il reste 1,5 fois plus élevé qu'en 2019-2020.


L’agriculture biologique, une voie vers l’indépendance


Les agriculteurs qui se sont lancés dans le biologique sont peut-être bien les seuls qui ne rencontrent pas de problèmes de flambée des prix des engrais puisqu’ils n’en utilisent pas. L’agriculture biologique consiste à nourrir le sol plutôt que la plante, en restreignant l'utilisation d'engrais de synthèse et de pesticides au profit de pratiques telles que les couverts végétaux de légumineuses, les rotations de cultures diversifiées et l’exploitation d'insectes et de microorganismes bénéfiques. Il s'agit d'une des solutions les plus efficaces et durables pour éviter les problèmes liés à l'approvisionnement incertain en engrais azotés sur le marché mondial. Bien que la transition vers l'agriculture biologique nécessite du temps et de l'argent, il existe des organismes qui accompagnent les agriculteurs, tels que la FNAB (Fédération Nationale d'Agriculture Biologique) qui met à disposition des fiches pédagogiques. De plus, il existe des aides financières telles que l'Aide à la Conversion à l'Agriculture Biologique (CAB) ou le crédit d'impôt Bio, des aides précieuses pour celles et ceux qui souhaiteraient se lancer.


Références :

By G. Demarquest , I. aouriri March 26, 2024
Les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se convertir à l’agriculture biologique. Le ministère de l’Agriculture dénombre 60 000 fermes engagées en bio en 2022, soit 14,2% des fermes françaises. Cela représente une surface totale de 2,88 millions d'hectares, faisant de la France la première surface bio en Europe. Cette même dynamique est observée dans toute l’Europe et suit l’intérêt croissant des consommateurs pour les produits biologiques et le respect de l'environnement. Ainsi, la Commission européenne a mis en place la stratégie "De la ferme à la fourchette", visant à atteindre 1/4 des terres agricoles cultivées en agriculture biologique pour 2030. Mais, entre les réglementations européennes, le cahier des charges français et les nombreuses évolutions des règlements, il peut être difficile de s’y retrouver. De nombreuses questions émergent chez les agriculteurs souhaitant se convertir au bio, notamment la question de la qualité et la composition des sols nécessaires pour passer au bio.
By G. Demarquest , I. aouriri March 26, 2024
Parmi les facteurs naturels qui déterminent la richesse d'un sol, la teneur en humus figure parmi les premiers de la liste. L’humus, qui constitue la couche supérieure du sol, se forme grâce à la décomposition de matière organique fraîche (d'origine végétale ou animale) en matière organique stable via un processus particulier appelé humification. Dès la préhistoire, les agriculteurs ont reconnu l'importance d'apporter régulièrement de la matière organique au sol. Cependant, il a fallu du temps pour comprendre pleinement son impact sur les sols et les cultures. Depuis, de nombreuses études ont contribué à approfondir notre compréhension de ce processus essentiel pour l'agriculture, l'humus représentant 80% du total de la matière organique dans un sol.
By N. Violeau, I. Aouriri March 20, 2024
Au beau milieu du réchauffement climatique, comment se profile l’avenir géopolitique et économique de la Russie et de l’Europe ? Perspectives sur la souveraineté alimentaire, sur les politiques adoptées ainsi que sur les alternatives pour un possible déclin de l’ultra-dépendance européenne au gaz russe, élément indispensable à la fabrication des engrais azotés.
By N. Violeau, I. Aouriri March 20, 2024
En matière de protection de la qualité des eaux, la lutte contre la pollution diffuse par les nitrates est un enjeu important. Avec la publication début 2023 du septième programme d’actions national “nitrates”, le raisonnement de la fertilisation azotée à l’échelle de l’exploitation agricole est, plus que jamais, un sujet d’actualité.
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Le biochar, ce nouvel or noir pour le climat, témoigne des nombreux efforts déployés par le Costa Rica pour réduire l’impact environnemental de ses plantations d’ananas. Il pourrait bien permettre de relever les défis mondiaux liés à la production alimentaire et au changement climatique.
By N. Violeau, I. Aouriri September 22, 2023
Engrais azotés, gaz naturel, instabilité géopolitique, pénuries et volatilité des prix : la guerre en Ukraine nous a cruellement rappelé qu’en matière d’engrais, l’Europe peut difficilement échapper à la domination de la Russie.
By G. Demarquest , I. aouriri September 22, 2023
L'azote est présent dans la nature sous plusieurs formes : gazeuse, minérale et organique. Les sols fertiles contiennent beaucoup d'azote sous forme organique, plus qu'il n'en faut pour la nutrition des cultures. Cependant, cet azote n'est pas immédiatement disponible pour les plantes, il doit d'abord être transformé en azote minéral pour devenir un nutriment. C'est grâce à des processus biologiques que des micro-organismes transforment l’azote organique en azote minéral assimilable par les cultures. Ainsi, dans le sol l'azote subit de nombreuses transformations, passant d'une forme à une autre à mesure que les organismes l'utilisent.
By G. Demarquest , I. aouriri September 21, 2023
De février à avril, en France, les agriculteurs épandent sur leurs parcelles des engrais azotés minéraux pour favoriser la croissance de leurs cultures. Sur les 2,2 millions de tonnes d’azote utilisées en France, seule la moitié sert véritablement aux plantes, tandis que l’autre moitié se perd dans l’environnement. Cette quantité non-assimilée témoigne de l'utilisation excessive d'engrais azotés et a montré ses impacts négatifs sur le sol, l'air et les écosystèmes aquatiques.
Ngenesis engrais azotés
By Idriss Aouriri August 23, 2023
Aussi loin que nous remontons dans l’histoire de l’agriculture nous comprenons que le monde paysan a toujours parfaitement fait le lien entre l’apport de déjections animales dans les parcelles et l’amélioration des récoltes. Par la simple observation empirique, les premiers agriculteurs ont bien vu que la présence de déjections rendait l’herbe plus verte. Que ce soit le fumier, le lisier ou le guano, tous ces fertilisants traditionnellement utilisés sont constitués de matière organique transformée ou digérée par des animaux sauvages ou d’élevage. Mais c’est seulement en 1848 que le chimiste allemand Justus Von Liebig comprend le rôle prépondérant de l’azote dans l’alimentation des plantes, cet azote qui constitue 79% de l’atmosphère mais qui n’est assimilable par les plantes que sous forme minérale dans le sol. Et c’est bien la minéralisation des déjections animales et des résidus végétaux, qui fournit l’azote nécessaire à la croissance des plantes. C’est cette découverte du rôle prépondérant de l’azote dans le rendement des végétaux qui allait conduire, plusieurs décennies plus tard, à ce que beaucoup considèrent comme la plus grande innovation agroindustrielle du XXe siècle.
By G. Demarquest , I. aouriri July 7, 2023
Au cours des dernières décennies, l'augmentation exponentielle de la population a fait explosé les besoins alimentaires mondiaux. C’est en partie l’application massive d’engrais azotés de synthèse qui a permis de soutenir cette dynamique. Ainsi, depuis 1960, la consommation de ces engrais a été multipliée par neuf dans le monde. Plusieurs facteurs en sont à l'origine. D'abord, les agriculteurs ont tendance à sur-fertiliser leurs parcelles pour éviter la carence des plantes et maximiser le rendement. Ensuite, des variétés de plantes de plus en plus productives ont été soigneusement sélectionnées par des efforts de recherche est de développement considérables. Cependant, pour atteindre les rendements attendus, ces nouvelles variétés requièrent des quantités d'engrais toujours plus importantes, et c'est bien l'application intensive de ces engrais qui s'est révélée être à l’origine de nombreux problèmes de santé publique.
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