L’avenir des relations entre la Russie et l’Europe sur le marché des engrais azotés
Au beau milieu du réchauffement climatique, comment se profile l’avenir géopolitique et économique de la Russie et de l’Europe ? Perspectives sur la souveraineté alimentaire, sur les politiques adoptées ainsi que sur les alternatives pour un possible déclin de l’ultra-dépendance européenne au gaz russe, élément indispensable à la fabrication des engrais azotés.
La souveraineté alimentaire : un enjeu pour l’agriculture européenne fortement tributaire des importations de gaz et d’engrais azotés
La récente mise en évidence de la dépendance excessive de l’Europe à l’égard de la Russie en matière d’engrais a souligné la nécessité d’une reconfiguration profonde de la consommation et production de fertilisants à l’échelle mondiale. En effet, la volatilité des prix et les risques d’interruption des exportations peuvent compromettre la souveraineté alimentaire de l’Europe, c’est-à-dire sa capacité à produire suffisamment de nourriture pour sa population. En 2023, dans l’urgence, l’Europe a d’ailleurs décidé de prolonger le protocole d’accord sur la “promotion des produits alimentaires et engrais russes sur les marchés mondiaux”, afin de faciliter les exportations à partir de ports maritimes ukrainiens.
De toute évidence, la dépendance envers un seul et unique fournisseur expose l’Europe à des risques économiques, conflits géopolitiques et différends commerciaux, comme ceux observés lors de la guerre en Ukraine. Pour les éviter, l’Europe cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement dans des pays producteurs tiers. Certains ont pu, depuis le début de la guerre, s'attirer les faveurs des Européens, mais sans pouvoir complètement contrebalancer la Russie. Parmi eux, on trouve l'Algérie, l'Égypte ou le Qatar, et même le petit État caribéen de Trinité-et-Tobago, gros fournisseur de solutions azotées (Quentin Mathieu, responsable économie à la Coopération agricole, 2023).
Rappelons également que, même si la Russie fournit 40% du gaz en Europe, ce pourcentage varie d’un pays à l’autre. L’Autriche s’en dispense, tandis qu’il approvisionne la Finlande à hauteur de 100%. Pour la France, cette part reste limitée et représente moins de 20%. La France dispose en effet d’une grande façade maritime qui lui permet d’importer massivement du gaz liquéfié, en particulier celui qui lui vient tout droit des Etats-Unis. En revanche, chez nos voisins allemands, le gaz russe pèse très significativement et représente plus de 60% de leurs approvisionnements en gaz (Patrice Geoffron, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine, directeur de l’équipe Energie Climat, à France Culture, 2022). D'autant plus que leur dépendance va être amenée à s’accroître du fait du projet Nord Stream 2 la reliant à la Russie via la mer Baltique ; dans un pays qui s’apprête non seulement à fermer ses dernières centrales nucléaires mais aussi à réduire l’usage du charbon.

Stratégie russe pour s’approcher de l’hyperpuissance agricole
Il s’avère que l’économie et la puissance politique de la Russie reposent essentiellement sur la production et l’exportation de gaz et d’engrais azotés. La dépendance vis-à-vis de ces ressources apparaît comme une fragilité au moment où s’engage un processus mondial de décarbonisation de l’économie. Afin de conserver son leadership géopolitique, la Russie aspire à devenir un acteur majeur, sinon l’acteur majeur, du complexe mondial des grains, céréales et oléagineux, en particulier dans le secteur du blé.

La conjoncture est en effet des plus favorables : le réchauffement climatique est tel que la Sibérie est la zone du monde qui se réchauffe le plus vite (deux fois et demie plus vite que la moyenne de la planète). Dans cette vaste région au nord du 45ème parallèle, des records de chaleurs sont régulièrement enregistrés et c’est ici que les anomalies positives de température sont les plus élevées. Le recul de 500 km vers le nord de la limite sud du pergélisol (ou permafrost) - terres gelées toute l’année - pourrait doubler la superficie cultivable de la Russie, atteignant les 420 millions d’hectares.
Ainsi, la hausse du thermomètre est une aubaine pour la Russie, qui pourrait transformer la Sibérie en un véritable grenier à grains de la planète. La production russe de grains pourrait atteindre un milliard de tonnes d’ici à 2080 (Jean-Jacques Hervé, membre des Académies d’agriculture de France, de Russie et d’Ukraine & Hervé Le Stum, ancien directeur des céréaliers de France, au rapport Déméter, 2021). Avec une telle augmentation des rendements et des surfaces agricoles, la Russie est en train de mettre en œuvre des moyens colossaux. Ainsi, depuis 2021, sa stratégie s’oriente vers une limitation des exportations de gaz et d’engrais azotés vers l’Union Européenne pour subvenir aux besoins de l’agriculture sur son propre territoire. Sur le marché européen du gaz, la Russie est donc en train de laisser petit à petit place aux autres fournisseurs. Le retrait de Gazprom - géant russe connu pour l’extraction, le traitement et le transport de gaz naturel - sur les livraisons par gazoducs à l’UE aura fait de la Norvège le principal fournisseur de gaz avec presque 31% des importations de l’UE au quatrième semestre 2022.

Stratégie européenne en matière d’indépendance aux engrais russes
Dans les faits, la situation reste encore très floue : le marché est fragile et l’Europe peine à s’extirper de sa dépendance russe. Pour y mettre fin, un changement des pratiques s’impose. D’abord, au niveau de la dépendance au gaz destiné à la production d’engrais au sein même de l’Union Européenne, avec la mise en place progressive d’un “réseau de solidarité” avec les importations de gaz liquéfié américain et de gaz en provenance de Norvège, du Royaume-Uni et de l’Algérie. Une autre solution pourrait être l’accélération de la “sobriété énergétique” avec le développement d’énergies renouvelables, indique Patrice Geoffron. On peut également noter, en Norvège, l’expérimentation de la production d’azote à partir de l’hydrolyse de l’eau, et non plus du gaz; ou bien la production de gaz sous la forme de biométhane.
Par ailleurs, selon Europe Ecologie Les Verts, il est possible de “nourrir l’Europe sans engrais de synthèse, comme l’illustre déjà l’agriculture biologique”. En effet, les élevages intensifs mobilisent indirectement - à eux seuls - 80% des engrais azotés de synthèse (EELV, 2022). Encourager l’agriculture biologique reviendrait donc à réduire notre dépendance aux engrais azotés, via l’utilisation de sources d’azote naturelles : engrais organique (guano, algues,...), engrais RENURE (azote récupéré à partir d’effluents d’élevage), biofertilisants et légumineuses fixatrices d’azote. Mais la bio peut-elle nourrir l’Europe ?
Il est certain qu’une gestion plus intelligente de l’azote est essentielle afin de se rapprocher de son cycle naturel, qui a été fortement perturbé pour augmenter la productivité. En France, certains agriculteurs ont d’ailleurs déjà commencé à réduire leurs quantités d’engrais épandus. Selon les chiffres de l’Union des Industries de la Fertilisation (Unifa), les livraisons d'engrais minéraux en France ont chuté de 24% pour la campagne 2022-2023 par rapport à la campagne précédente. Cette gestion plus efficace peut passer notamment par le biais de pratiques agricoles durables telles que la rotation des cultures, l'utilisation de couverts intermédiaires et de cultures moins gourmandes en engrais (colza ou tournesol), sans oublier l’établissement de niveaux optimaux de pH des sols, l’agroforesterie et la fertilisation ciblée.

Au niveau européen, considérant que les pénuries d’engrais peuvent avoir des répercussions sur les cultures de demain, la Commission a adopté en 2021 la stratégie “De la ferme à la fourchette”. L’image est parlante et les objectifs sont clairs : réduire de 20% l’utilisation d’engrais azotés, et passer un quart des surfaces agricoles en bio au sein de l’UE d’ici à 2030 (Parlement européen, 2023). La PAC soutient, par ailleurs, des méthodes alternatives à l'utilisation des engrais par le biais de ses éco-programmes (Sénat, 2023).
La souveraineté alimentaire de l’agriculture européenne, indéniablement liée à la question de l’azote, voit donc s’esquisser plusieurs marges de manœuvre. Même si, aujourd’hui, “l’Europe est incapable d’être autosuffisante”, c’est à plus long terme que l’on pourrait rémedier aux engrais azotés (Nicolas Ferenczi, 2023). L’investissement dans la recherche et le développement de nouvelles technologies agricoles durables reste un enjeu majeur dans les années à venir, et pourrait apporter des solutions pérennes pour une économie européenne circulaire et indépendante (Commission européenne, 2022).
Références :
- Chambre d’agriculture Normandie, 2022. Les marchés des engrais bouleversés par la guerre en Ukraine [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://normandie.chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/Normandie/506_Fichiers-communs/PDF/Actualite/E1_Engrais_marches_FF-.pdf
- Commission européenne, 2022. Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52022DC0133&from=MT
- DEMARAIS A., NOCETTI J., 2023. Les nouvelles armes de la Russie [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://legrandcontinent.eu/fr/2023/05/03/les-nouvelles-armes-de-la-russie/
- FAO, 2023. Impact du conflit russo-ukrainien sur la sécurité alimentaire mondiale et questions connexes relevant du mandat de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://www.fao.org/3/nj194fr/nj194fr.pdf
- HERVE J.-J., LE STUM H., LE DEméter, 2021. Sibérie, futur grenier à pain du monde ? [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://gpthome69.files.wordpress.com/2021/03/siberie-futur-grenier-a-grains_le-demeter_2021.pdf
- IPES-FOOD, 2022. Another perfect storm? [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://www.ipes-food.org/_img/upload/files/AnotherPerfectStorm.pdf
- LE STUM H., 2018. Russie - Le retour des blés d'or [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://www.cairn.info/revue-paysan-et-societe-2018-2-page-37.htm
- Parlement européen, 2023. Résolution du Parlement européen du 16 février 2023 sur la communication de la Commission concernant la garantie de la disponibilité et du caractère abordable des engrais [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0059_FR.html
- Sénat, 2022. Rapport d'information n° 755 - Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique [en ligne]. Disponible à l'adresse : https://www.senat.fr/rap/r21-755/r21-7556.html
- Sénat, 2023. Comptes rendus de la Commission des Affaires Européennes - Table ronde Energie, Climat, Transports [en ligne]. Disponible à l'adresse :
https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/europ.html







