L’avenir des relations entre la Russie et l’Europe sur le marché des engrais azotés

N. Violeau, I. Aouriri • March 20, 2024

Au beau milieu du réchauffement climatique, comment se profile l’avenir géopolitique et économique de la Russie et de l’Europe ? Perspectives sur la souveraineté alimentaire, sur les politiques adoptées ainsi que sur les alternatives pour un possible déclin de l’ultra-dépendance européenne au gaz russe, élément indispensable à la fabrication des engrais azotés.

La souveraineté alimentaire : un enjeu pour l’agriculture européenne fortement tributaire des importations de gaz et d’engrais azotés

La récente mise en évidence de la dépendance excessive de l’Europe à l’égard de la Russie en matière d’engrais a souligné la nécessité d’une reconfiguration profonde de la consommation et production de fertilisants à l’échelle mondiale. En effet, la volatilité des prix et les risques d’interruption des exportations peuvent compromettre la souveraineté alimentaire de l’Europe, c’est-à-dire sa capacité à produire suffisamment de nourriture pour sa population. En 2023, dans l’urgence, l’Europe a d’ailleurs décidé de prolonger le protocole d’accord sur la “promotion des produits alimentaires et engrais russes sur les marchés mondiaux”, afin de faciliter les exportations à partir de ports maritimes ukrainiens. 


De toute évidence, la dépendance envers un seul et unique fournisseur expose l’Europe à des risques économiques, conflits géopolitiques et différends commerciaux, comme ceux observés lors de la guerre en Ukraine. Pour les éviter, l’Europe cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement dans des pays producteurs tiers. Certains ont pu, depuis le début de la guerre, s'attirer les faveurs des Européens, mais sans pouvoir complètement contrebalancer la Russie. Parmi eux, on trouve l'Algérie, l'Égypte ou le Qatar, et même le petit État caribéen de Trinité-et-Tobago, gros fournisseur de solutions azotées (Quentin Mathieu, responsable économie à la Coopération agricole, 2023).

Rappelons également que, même si la Russie fournit 40% du gaz en Europe, ce pourcentage varie d’un pays à l’autre. L’Autriche s’en dispense, tandis qu’il approvisionne la Finlande à hauteur de 100%. Pour la France, cette part reste limitée et représente moins de 20%. La France dispose en effet d’une grande façade maritime qui lui permet d’importer massivement du gaz liquéfié, en particulier celui qui lui vient tout droit des Etats-Unis. En revanche, chez nos voisins allemands, le gaz russe pèse très significativement et représente plus de 60% de leurs approvisionnements en gaz (Patrice Geoffron, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine, directeur de l’équipe Energie Climat, à France Culture, 2022). D'autant plus que leur dépendance va être amenée à s’accroître du fait du projet Nord Stream 2 la reliant à la Russie via la mer Baltique ; dans un pays qui s’apprête non seulement à fermer ses dernières centrales nucléaires mais aussi à réduire l’usage du charbon.

Stratégie russe pour s’approcher de l’hyperpuissance agricole

Il s’avère que l’économie et la puissance politique de la Russie reposent essentiellement sur la production et l’exportation de gaz et d’engrais azotés. La dépendance vis-à-vis de ces ressources apparaît comme une fragilité au moment où s’engage un processus mondial de décarbonisation de l’économie. Afin de conserver son leadership géopolitique, la Russie aspire à devenir un acteur majeur, sinon l’acteur majeur, du complexe mondial des grains, céréales et oléagineux, en particulier dans le secteur du blé.

La conjoncture est en effet des plus favorables : le réchauffement climatique est tel que la Sibérie est la zone du monde qui se réchauffe le plus vite (deux fois et demie plus vite que la moyenne de la planète). Dans cette vaste région au nord du 45ème parallèle, des records de chaleurs sont régulièrement enregistrés et c’est ici que les anomalies positives de température sont les plus élevées. Le recul de 500 km vers le nord de la limite sud du pergélisol (ou permafrost) - terres gelées toute l’année - pourrait doubler la superficie cultivable de la Russie, atteignant les 420 millions d’hectares.


Ainsi, la hausse du thermomètre est une aubaine pour la Russie, qui pourrait transformer la Sibérie en un véritable grenier à grains de la planète. La production russe de grains pourrait atteindre un milliard de tonnes d’ici à 2080 (Jean-Jacques Hervé, membre des Académies d’agriculture de France, de Russie et d’Ukraine & Hervé Le Stum, ancien directeur des céréaliers de France, au rapport Déméter, 2021). Avec une telle augmentation des rendements et des surfaces agricoles, la Russie est en train de mettre en œuvre des moyens colossaux. Ainsi, depuis 2021, sa stratégie s’oriente vers une limitation des exportations de gaz et d’engrais azotés vers l’Union Européenne pour subvenir aux besoins de l’agriculture sur son propre territoire. Sur le marché européen du gaz, la Russie est donc en train de laisser petit à petit place aux autres fournisseurs. Le retrait de Gazprom - géant russe connu pour l’extraction, le traitement et le transport de gaz naturel - sur les livraisons par gazoducs à l’UE aura fait de la Norvège le principal fournisseur de gaz avec presque 31% des importations de l’UE au quatrième semestre 2022.

Stratégie européenne en matière d’indépendance aux engrais russes

Dans les faits, la situation reste encore très floue : le marché est fragile et l’Europe peine à s’extirper de sa dépendance russe. Pour y mettre fin, un changement des pratiques s’impose. D’abord, au niveau de la dépendance au gaz destiné à la production d’engrais au sein même de l’Union Européenne, avec la mise en place progressive d’un “réseau de solidarité” avec les importations de gaz liquéfié américain et de gaz en provenance de Norvège, du Royaume-Uni et de l’Algérie. Une autre solution pourrait être l’accélération de la “sobriété énergétique” avec le développement d’énergies renouvelables, indique Patrice Geoffron. On peut également noter, en Norvège, l’expérimentation de la production d’azote à partir de l’hydrolyse de l’eau, et non plus du gaz; ou bien la production de gaz sous la forme de biométhane.


Par ailleurs, selon Europe Ecologie Les Verts, il est possible de “nourrir l’Europe sans engrais de synthèse, comme l’illustre déjà l’agriculture biologique”. En effet, les élevages intensifs mobilisent indirectement - à eux seuls - 80% des engrais azotés de synthèse (EELV, 2022). Encourager l’agriculture biologique reviendrait donc à réduire notre dépendance aux engrais azotés, via l’utilisation de sources d’azote naturelles : engrais organique (guano, algues,...), engrais RENURE (azote récupéré à partir d’effluents d’élevage), biofertilisants et légumineuses fixatrices d’azote. Mais la bio peut-elle nourrir l’Europe ?

Il est certain qu’une gestion plus intelligente de l’azote est essentielle afin de se rapprocher de son cycle naturel, qui a été fortement perturbé pour augmenter la productivité. En France, certains agriculteurs ont d’ailleurs déjà commencé à réduire leurs quantités d’engrais épandus. Selon les chiffres de l’Union des Industries de la Fertilisation (Unifa), les livraisons d'engrais minéraux en France ont chuté de 24% pour la campagne 2022-2023 par rapport à la campagne précédente. Cette gestion plus efficace peut passer notamment par le biais de pratiques agricoles durables telles que la rotation des cultures, l'utilisation de couverts intermédiaires et de cultures moins gourmandes en engrais (colza ou tournesol), sans oublier l’établissement de niveaux optimaux de pH des sols, l’agroforesterie et la fertilisation ciblée.

Au niveau européen, considérant que les pénuries d’engrais peuvent avoir des répercussions sur les cultures de demain, la Commission a adopté en 2021 la stratégie “De la ferme à la fourchette”. L’image est parlante et les objectifs sont clairs : réduire de 20% l’utilisation d’engrais azotés, et passer un quart des surfaces agricoles en bio au sein de l’UE d’ici à 2030 (Parlement européen, 2023). La PAC soutient, par ailleurs, des méthodes alternatives à l'utilisation des engrais par le biais de ses éco-programmes (Sénat, 2023).


La souveraineté alimentaire de l’agriculture européenne, indéniablement liée à la question de l’azote, voit donc s’esquisser plusieurs marges de manœuvre. Même si, aujourd’hui, “l’Europe est incapable d’être autosuffisante”, c’est à plus long terme que l’on pourrait rémedier aux engrais azotés (Nicolas Ferenczi, 2023). L’investissement dans la recherche et le développement de nouvelles technologies agricoles durables reste un enjeu majeur dans les années à venir, et pourrait apporter des solutions pérennes pour une économie européenne circulaire et indépendante (Commission européenne, 2022).

Références :

By G. Demarquest , I. aouriri March 26, 2024
Les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se convertir à l’agriculture biologique. Le ministère de l’Agriculture dénombre 60 000 fermes engagées en bio en 2022, soit 14,2% des fermes françaises. Cela représente une surface totale de 2,88 millions d'hectares, faisant de la France la première surface bio en Europe. Cette même dynamique est observée dans toute l’Europe et suit l’intérêt croissant des consommateurs pour les produits biologiques et le respect de l'environnement. Ainsi, la Commission européenne a mis en place la stratégie "De la ferme à la fourchette", visant à atteindre 1/4 des terres agricoles cultivées en agriculture biologique pour 2030. Mais, entre les réglementations européennes, le cahier des charges français et les nombreuses évolutions des règlements, il peut être difficile de s’y retrouver. De nombreuses questions émergent chez les agriculteurs souhaitant se convertir au bio, notamment la question de la qualité et la composition des sols nécessaires pour passer au bio.
By G. Demarquest , I. aouriri March 26, 2024
Parmi les facteurs naturels qui déterminent la richesse d'un sol, la teneur en humus figure parmi les premiers de la liste. L’humus, qui constitue la couche supérieure du sol, se forme grâce à la décomposition de matière organique fraîche (d'origine végétale ou animale) en matière organique stable via un processus particulier appelé humification. Dès la préhistoire, les agriculteurs ont reconnu l'importance d'apporter régulièrement de la matière organique au sol. Cependant, il a fallu du temps pour comprendre pleinement son impact sur les sols et les cultures. Depuis, de nombreuses études ont contribué à approfondir notre compréhension de ce processus essentiel pour l'agriculture, l'humus représentant 80% du total de la matière organique dans un sol.
By N. Violeau, I. Aouriri March 20, 2024
En matière de protection de la qualité des eaux, la lutte contre la pollution diffuse par les nitrates est un enjeu important. Avec la publication début 2023 du septième programme d’actions national “nitrates”, le raisonnement de la fertilisation azotée à l’échelle de l’exploitation agricole est, plus que jamais, un sujet d’actualité.
By N.Violeau, Idriss Aouriri March 8, 2024
Le biochar, ce nouvel or noir pour le climat, témoigne des nombreux efforts déployés par le Costa Rica pour réduire l’impact environnemental de ses plantations d’ananas. Il pourrait bien permettre de relever les défis mondiaux liés à la production alimentaire et au changement climatique.
By N. Violeau, I. Aouriri September 22, 2023
Engrais azotés, gaz naturel, instabilité géopolitique, pénuries et volatilité des prix : la guerre en Ukraine nous a cruellement rappelé qu’en matière d’engrais, l’Europe peut difficilement échapper à la domination de la Russie.
By G. Demarquest , I. aouriri September 22, 2023
Dans les années 1960, les pays en développement ont adopté une politique de réforme agricole visant à remédier aux pénuries alimentaires. Connue sous le nom de révolution verte, cette initiative avait pour objectif d'améliorer les pratiques agricoles afin d'accroître la productivité. Une des mesures phares était fondée sur l'utilisation intensive d'engrais azotés de synthèse. En effet, l'avènement quelques années plus tôt du procédé Haber-Bosch - qui synthétise de l'ammoniac à partir d'azote atmosphérique et de gaz naturel - a permis une certaine indépendance de l'agriculture vis à vis des amendements organiques . Dès lors, les engrais minéraux sont devenus la principale source de fertilité, parfois même la seule, ce qui a considérablement contribué à l'augmentation des rendements. Cependant, ces engrais azotés de synthèse suscite l'inquiétude des agriculteurs comme les états, tant sur le plan environnemental que géopolitique. Le président de l’Organisation Mondiale des Agriculteurs, Theo De Jager, déclarait d’ailleurs en mai 2022 sur la question de la disponibilité des engrais que "nous sommes déjà au milieu d’une crise alimentaire dont il faut désormais évaluer l’ampleur et la gravité" . L’approvisionnement en engrais azotés joue donc un rôle majeur dans la sécurité alimentaire mondiale et implique des enjeux géopolitiques forts.
By G. Demarquest , I. aouriri September 22, 2023
L'azote est présent dans la nature sous plusieurs formes : gazeuse, minérale et organique. Les sols fertiles contiennent beaucoup d'azote sous forme organique, plus qu'il n'en faut pour la nutrition des cultures. Cependant, cet azote n'est pas immédiatement disponible pour les plantes, il doit d'abord être transformé en azote minéral pour devenir un nutriment. C'est grâce à des processus biologiques que des micro-organismes transforment l’azote organique en azote minéral assimilable par les cultures. Ainsi, dans le sol l'azote subit de nombreuses transformations, passant d'une forme à une autre à mesure que les organismes l'utilisent.
By G. Demarquest , I. aouriri September 21, 2023
De février à avril, en France, les agriculteurs épandent sur leurs parcelles des engrais azotés minéraux pour favoriser la croissance de leurs cultures. Sur les 2,2 millions de tonnes d’azote utilisées en France, seule la moitié sert véritablement aux plantes, tandis que l’autre moitié se perd dans l’environnement. Cette quantité non-assimilée témoigne de l'utilisation excessive d'engrais azotés et a montré ses impacts négatifs sur le sol, l'air et les écosystèmes aquatiques.
Ngenesis engrais azotés
By Idriss Aouriri August 23, 2023
Aussi loin que nous remontons dans l’histoire de l’agriculture nous comprenons que le monde paysan a toujours parfaitement fait le lien entre l’apport de déjections animales dans les parcelles et l’amélioration des récoltes. Par la simple observation empirique, les premiers agriculteurs ont bien vu que la présence de déjections rendait l’herbe plus verte. Que ce soit le fumier, le lisier ou le guano, tous ces fertilisants traditionnellement utilisés sont constitués de matière organique transformée ou digérée par des animaux sauvages ou d’élevage. Mais c’est seulement en 1848 que le chimiste allemand Justus Von Liebig comprend le rôle prépondérant de l’azote dans l’alimentation des plantes, cet azote qui constitue 79% de l’atmosphère mais qui n’est assimilable par les plantes que sous forme minérale dans le sol. Et c’est bien la minéralisation des déjections animales et des résidus végétaux, qui fournit l’azote nécessaire à la croissance des plantes. C’est cette découverte du rôle prépondérant de l’azote dans le rendement des végétaux qui allait conduire, plusieurs décennies plus tard, à ce que beaucoup considèrent comme la plus grande innovation agroindustrielle du XXe siècle.
By G. Demarquest , I. aouriri July 7, 2023
Au cours des dernières décennies, l'augmentation exponentielle de la population a fait explosé les besoins alimentaires mondiaux. C’est en partie l’application massive d’engrais azotés de synthèse qui a permis de soutenir cette dynamique. Ainsi, depuis 1960, la consommation de ces engrais a été multipliée par neuf dans le monde. Plusieurs facteurs en sont à l'origine. D'abord, les agriculteurs ont tendance à sur-fertiliser leurs parcelles pour éviter la carence des plantes et maximiser le rendement. Ensuite, des variétés de plantes de plus en plus productives ont été soigneusement sélectionnées par des efforts de recherche est de développement considérables. Cependant, pour atteindre les rendements attendus, ces nouvelles variétés requièrent des quantités d'engrais toujours plus importantes, et c'est bien l'application intensive de ces engrais qui s'est révélée être à l’origine de nombreux problèmes de santé publique.
More Posts