Engrais azotés, gaz naturel, instabilité géopolitique, pénuries et volatilité des prix : la guerre en Ukraine nous a cruellement rappelé qu’en matière d’engrais, l’Europe peut difficilement échapper à la domination de la Russie.
Il est bien connu que l’azote est un élément essentiel à la croissance des tiges et des feuilles des plantes supérieures, notamment des céréales. L’azote absorbé par la plante peut provenir soit de la minéralisation de la matière organique du sol, soit de l’apport de fertilisants azotés minéraux, sous forme liquide (solution azotée) ou de granulés (ammonitrate et urée). Contrairement à la potasse et au phosphore, issus de minerais extraits du sous-sol, ces engrais azotés sont produits à partir d’ammoniac obtenu en combinant l’azote de l’air et l’hydrogène provenant du gaz naturel. Problème : le prix du gaz naturel participe à hauteur de plus de 80% du coût de fabrication des engrais azotés minéraux. Or, tous les pays ne disposent pas des mêmes ressources de gaz naturel. Les Etats-Unis, premier pays producteur de gaz, s’arrogent ainsi près de 20 % de la production totale mondiale et sont talonnés par la Russie qui en dégage 18%.
La pandémie de Covid-19 puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont mis en exergue les relations d’interdépendance économique entre la Russie et l’Europe. La situation alimentaire mondiale n’a pas viré à la pénurie totale, mais elle demeure des plus tendues. La production des engrais, aussi stratégiques que le pétrole ou le gaz, reste concentrée entre les mains de pays très influents, et qui semblent bien résolus à profiter de la situation.
Le marché mondial des engrais s’est métamorphosé ces dernières années. L’Europe et les Etats-Unis n’en sont plus les principaux leaders. On assiste au basculement de la demande vers les pays émergents qui ont vu leurs besoins alimentaires croître à un rythme soutenu. Désormais le Brésil, l’Inde et l’Argentine sont les premiers importateurs mondiaux d’engrais, et pèsent donc fortement sur le marché. Acteur clé du commerce des engrais, la Chine est, quant à elle, une des puissances qui produit le plus d’engrais azotés au monde tout en exportant de moins en moins. Elle restreint en effet progressivement ses exportations d’engrais afin d’approvisionner en priorité son marché national, ce qui tend encore davantage le marché international.
En 1989, l’Europe représentait 21% de la consommation mondiale d’engrais. Aujourd’hui, sa part a considérablement diminué et ne représente plus que 9%. Derrière la domination de l’Asie qui concentre désormais les ⅔ de la production et consommation mondiales, l’Europe ne peut plus peser sur la demande, le marché est déséquilibré, et les agriculteurs se retrouvent soumis aux variations du marché mondial.
Face à l’augmentation significative de la demande en engrais azotés, le coût du gaz a joué un rôle prépondérant dans la délocalisation des lieux de production d’engrais. Ils se sont reportés vers des zones disposant d’importantes ressources de gaz - à bas coût d’exploitation - pour l’extraction, la transformation et le transport. Ainsi, en 2008, la Russie, le Qatar et l’Iran, détenteurs de 60% des réserves mondiales de gaz (CIA World Factbook, 2021), ont-ils décidé de former une “troïka” du gaz, aussi surnommée “cartel” du gaz. Les termes sont évocateurs ! Cet éloignement entre sites de production et bassins de consommation aura donc favorisé l’incertitude sur la production et l’approvisionnement d’engrais, augmentant ainsi la volatilité des prix et laissant place à la spéculation. Ce sujet de volatilité du marché des engrais est une préoccupation majeure puisqu’il se traduit par des risques économiques importants pour les agriculteurs.
Le marché européen des engrais azotés est désormais soumis à l’évolution du contexte géopolitique mondial. On le voit bien avec la Russie qui a récemment mis à profit sa position dominante sur la production d’engrais et de gaz pour en faire des armes politiques (Parlement européen, 2023). Le contexte est posé : après la forte reprise économique post-Covid, et le prix des engrais commençant à flamber dès début 2021 à cause de stocks trop bas (Chambre d’agriculture Normandie, 2022), l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a profondément bouleversé un marché des engrais déjà chahuté. En effet, l'Europe produit certes une partie de ses engrais, mais cela est loin d'être suffisant pour répondre à ses besoins et, surtout, la production est quasiment entièrement dépendante de gaz importé. Son sort est donc tout particulièrement lié à la Russie, dans la mesure où 40% de son approvisionnement en gaz proviennent de ce pays (Jacob Hansen, directeur général de Fertilizers Europe, l’Association européenne des fabricants d’engrais, à EURACTIV, 2022).
Quand Vladimir Poutine, pour faire pression, a décidé de “couper le robinet du gaz” via le gazoduc Nord Stream en septembre 2022 - suite à la proposition de la Commission européenne d’instaurer un plafonnement des prix -, l’Europe a ainsi assisté à une flambée spectaculaire du prix du gaz, au point que 70% des fabricants européens d’engrais ont cessé leur production. Toutefois, si les importations en engrais depuis la Russie se sont quasiment taries suite à cet épisode, elles ont repris depuis la fin de l’année 2022 (Nicolas Ferenczi, responsable des affaires internationales de l’Association Générale des Producteurs de Blé, 2023). Concernant la production européenne, celle-ci a redémarré mais certaines usines ne tournent pas encore à plein régime et 30% sont toujours à l’arrêt.
Toujours est-il que cette guerre a créé une instabilité politique et économique ainsi que de fortes répercussions sur le secteur des engrais. Elle a mis en lumière la dépendance accrue des pays européens aux importations d’engrais et de gaz russes. Cette situation de dépendance concerne aussi de nombreuses régions du monde comme l'Afrique ou encore l'Amérique du sud qui subissent de plein fouet la volatlité des prix. Si les prix se rapprochent depuis peu de leurs niveaux d’avant-guerre, le conflit va continuer à peser sur les marchés à court et long terme. La question qui se pose maintenant est de savoir quelles sont les solutions alternatives durables pour la production d'engrais azotés.
Références :