Les engrais azotés de synthèse: une histoire de dépendance
Aussi loin que nous remontons dans l’histoire de l’agriculture nous comprenons que le monde paysan a toujours parfaitement fait le lien entre l’apport de déjections animales dans les parcelles et l’amélioration des récoltes. Par la simple observation empirique, les premiers agriculteurs ont bien vu que la présence de déjections rendait l’herbe plus verte. Que ce soit le fumier, le lisier ou le guano, tous ces fertilisants traditionnellement utilisés sont constitués de matière organique transformée ou digérée par des animaux sauvages ou d’élevage. Mais c’est seulement en 1848 que le chimiste allemand Justus Von Liebig comprend le rôle prépondérant de l’azote dans l’alimentation des plantes, cet azote qui constitue 79% de l’atmosphère mais qui n’est assimilable par les plantes que sous forme minérale dans le sol. Et c’est bien la minéralisation des déjections animales et des résidus végétaux, qui fournit l’azote nécessaire à la croissance des plantes. C’est cette découverte du rôle prépondérant de l’azote dans le rendement des végétaux qui allait conduire, plusieurs décennies plus tard, à ce que beaucoup considèrent comme la plus grande innovation agroindustrielle du XXe siècle.


Le guano: l’engrais et l’or blanc du XIXe siècle
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le guano est la source d’azote d’excellence pour améliorer les rendements agricoles, mais surtout pour la production d’explosifs à destination de l’industrie minière et de l’armement. Cet engrais naturel très riche en azote était considéré au même titre que le café, ou le cacao comme une denrée à forte valeur ajoutée. Constitué de déjections de chauves-souris et d’oiseaux marins pour l’essentiel, il était très prisé et attisait la convoitise de nombreuses nations. Il était notamment utilisé en partie pour fertiliser leurs sols et participait aussi largement à produire des explosifs et des colorants. Le guano était très abondant sur certains littoraux et îles du monde, mais particulièrement concentré en Amérique du Sud, région du monde qui avait un quasi-monopole sur la ressource. Entre 1840 et 1880, le Pérou a ainsi exporté 11,5 millions de tonnes de guano, ce qui représenterait aujourd'hui environ 13 milliards de dollars.
Pour avoir accès à cette ressource stratégique, le 18 aout 1856 le Congrès américain vota une loi autorisant tout Américain à prendre possession d’une île contenant du guano. C’est ainsi que près de 200 îles ont été annexées par des Américains pour prendre le contrôle sur la ressource. En 1864, l’Espagne annexe à son tour 3 îles péruviennes du Pacifique pour faire pression sur le gouvernement du Pérou.
Cette guerre du guano se poursuivit tout au long du XXe siècle jusqu’à la découverte d’un procédé qui allait tout changer et révolutionner l’agriculture.
L’apparition des engrais azotés de synthèse au XXe siècle
Les travaux du Pr Liebig avaient conduit à une nouvelle compétition scientifique pour parvenir à s’affranchir de cette dépendance au guano. Comment pouvoir fournir l’azote nécessaire à la croissance des plantes et à l’armement sans recourir à l’or blanc d’Amérique du Sud? Comment rendre l’Allemagne moins dépendante aux importations de guano?
Face à ces défis, le chimiste allemand Fritz Haber trouva une solution révolutionnaire. Après 17 années de recherche, il parvient à combiner l’azote atmosphérique et l’hydrogène présent dans le gaz naturel pour fournir de l’ammoniac, substance qui est à la base de tous les engrais azotés de synthèse jusqu’à aujourd’hui. Ce procédé est extrêmement énergivore car il ne fonctionne qu’à très forte température et qu’avec une forte pression. Le procédé représente ainsi à lui seul 2,8% des émissions totales de CO2 dans l’atmosphère chaque année.
Cependant le bénéfice de pouvoir produire localement l’ammoniac avec des ressources disponibles sur le territoire européen était une aubaine pour l’Allemagne. Cette découverte est la clé de voute de l’explosion des rendements agricole en Europe durant le XXe siècle.
Les spécialistes ont calculé qu’aujourd’hui près de la moitié de l’humanité dépend pour son alimentation des engrais synthétiques issu du procédé Haber-Bosch.
Un problème cependant allait apparaître avec le temps, le procédé dépends de deux éléments essentiels, l’azote de l’air très abondant et ne posant aucun problème d’approvisionnement, et le gaz naturel issu de l’industrie du charbon. L’industrie du charbon a commencé à décliner dès l’apparition du pétrole, et pour faire face à la demande croissante d’engrais de synthèse il fallait trouver d’autres sources de gaz naturel. Les industriels producteurs d’engrais se sont tournés alors peu à peu vers le gaz naturel issu de l’industrie du pétrole renouant ainsi avec la dépendance à une poignée de nations pétrolières.
La question est de savoir quelle sera la révolution du XXIe siècle? celle-ci permettra-t-elle d’en finir définitivement avec la relation de dépendance aux ressources fossiles et aux monopoles?







