Les engrais azotés et les écosystèmes : des liens complexes et des conséquences durables

G. Demarquest , I. aouriri • September 21, 2023

De février à avril, en France, les agriculteurs épandent sur leurs parcelles des engrais azotés minéraux pour favoriser la croissance de leurs cultures. Sur les 2,2 millions de tonnes d’azote utilisées en France, seule la moitié sert véritablement aux plantes, tandis que l’autre moitié se perd dans l’environnement. Cette quantité non-assimilée témoigne de l'utilisation excessive d'engrais azotés et a montré ses impacts négatifs sur le sol, l'air et les écosystèmes aquatiques.

Des sols appauvris qui exigent toujours plus d’engrais

Les engrais azotés de synthèse ont profondément bouleversé l'agriculture. Avant leur arrivée, les agriculteurs étaient aussi éleveurs. Ils avaient donc à disposition les fumiers et lisiers riches en azote directement sur leur exploitation pour amender et nourrir leurs cultures. Ils cultivaient également des légumineuses pour capter l'azote de l'air et fertiliser les sols. Aujourd'hui, les zones d’élevage et les zones de culture sont souvent séparées, comme c'est le cas des grandes plaines céréalières de la Marne en monoculture et les zones d'élevage en Bretagne. L'azote organique n'étant plus facilement disponible pour les grandes cultures, les agriculteurs lui préfèrent les engrais de synthèse concentrés. Leurs effets sur les rendements sont là, mais les effets néfastes sur la qualité des sols et la biodiversité sont établis lorsqu'ils sont utilisés en excès.




Parmi ces effets indésirables, il y a l’appauvrissent en matière organique des sols qui provoquent une augmentation de l'érosion  et des risques de lessivage. Lorsque seul l’azote minéral est utilisé pour fertiliser les sols, et qu'il n'y a pas d'apport de matières organiques, la structure du sol change, et la quantité de carbone diminue progressivement. Les sols s'appauvrissent peu à peu en matière organique et en nutriments, la vie du sol s'atrophie et les plantes développent des carences. Afin de palier à cette carence, la surdose d'engrais est tentante pour l'exploitant agricole ce qui accélère le phénomène.



Le rôle des engrais dans la pollution atmosphérique


Les engrais azotés participent  à la pollution atmosphérique pour plusieurs raisons. En amont c'est d'abord leur production qui rejette 2,6 milliards de tonnes équivalent CO2, soit environ 5 % des émissions annuelles mondiales de gaz à effet de serre (GES). En effet l'industrie qui produit ces engrais utilise un procédé qui implique l'utilisation de forte pressions et des températures très élevées, ce qui implique la consommation d'énormément d'énergie.

En aval, c'est lors de l’épandage d’engrais que l'impact environnemental se manifeste - plus particulièrement les engrais sous forme uréique et ammoniacale -, une partie s’échappe sous forme de GES ou d'ammoniac dans l’atmosphère, c’est ce qu’on appelle la volatilisation. L'ammoniac et le protoxyde d'azote sont les deux principaux gaz émis lors de la volatilisation.  En ce sens, leurs niveaux d’émissions sont règlementés et plafonnés à l’échelle de la France et de l’Europe.


L’ammoniac n'est pas un gaz à effet de serre mais bien un polluant atmosphérique. Lors de l’épandage d’engrais, une partie de l'ammonium (NH4+) n'est pas absorbée par les plantes. Elle entre en contact avec le complexe argilo-humique du sol et, selon certaines conditions, est transformée en ammoniac gazeux (NH3) qui se volatilise dans l'air. La volatilisation ammoniacale fait en général parler d'elle au printemps, l'ammoniac étant à l’origine des pics de particules fines consécutifs aux épandages de sortie d’hiver. Selon le Centre Interprofessionnel Technique d’études de la Pollution Atmosphérique (CITEPA), l’agriculture est responsable de 94% des émissions d’ammoniac, dont 29% sont liées à l'épandage des engrais minéraux. L'ampleur de ce phénomène est cependant très variable car dépendante des conditions environnementales, du mode d'épandage et de l'engrais utilisé, mais surtout du climat. En effet, par temps chaud, sec et venteux, la volatilisation de l’azote ammoniacal issu des engrais est maximale.


Le protoxyde d’azote est, quant à lui, un gaz à effet de serre. Trois-cents fois plus puissant que le CO2, il est le 3ème gaz à effet de serre avec le plus d’impact sur le réchauffement climatique. Ce gaz est émis lors de la transformation des engrais azotés en une forme assimilable par les bactéries présentes dans le sol. Ces émissions directes ont lieu par réactions de nitrification-dénitrification. L’activité agricole est donc la principale cause de cette pollution avec, à elle seule, 70% des émissions de protoxyde d’azote, dont 29,3% liées à l'épandage d'engrais minéraux. Les concentrations actuelles de ce gaz commencent à dépasser les niveaux projetés dans la plupart des scénarios d'émissions par le GIEC.


Le ruissellement des nitrates et l'eutrophisation des plans d’eau


Si les engrais polluent l'air, ils polluent également les eaux en ruisselant sous forme de nitrate dans les rivières, les nappes souterraines, les lacs et les océans. Ce ruissellement de l'azote n'est pas seulement lié à la quantité d'engrais appliquée, mais également à d'autres variables telles que le moment et l'endroit où l'engrais est appliqué, l'irrigation, le type d'engrais, les pratiques agronomiques et la rotation des cultures.

La forte concentration de nitrates dans l'eau perturbe l'équilibre des écosystèmes aquatiques, réduisant leur biodiversité. En effet, l'excès d’azote dans l’eau nourrit des algues qui ont alors la possibilité de proliférer et d'asphyxier le milieu. En prenant tout l'espace, elles empêchent les plantes d’avoir accès à la lumière et aux minéraux. De surcroît, lorsqu'elles meurent, les  algues sont décomposées par des cyanobactéries qui consomment de l'oxygène présent dans l'eau  et dégagent des toxines au détriment de la vie aquatique. Ces zones deviennent des zones "mortes", c’est ce qu’on appelle l’eutrophisation. Les cyanobactéries sont retrouvées naturellement dans les écosystèmes aquatiques mais leur prolifération excessive est liée directement à l'excès de nitrates  dans les lacs et les rivières. 

Sur le littoral, la prolifération massive d’algues vertes est une manifestation de l'eutrophisation. L’échouage de ces algues vertes est communément appelé "marée verte". C'est 50 à 60 milles tonnes d'algues qui s'échouent chaque année sur nos côtes et requièrent des opérations de ramassage. En plus de détruire la biodiversité aquatique, ces algues entraînent des risques sanitaires dès qu’elles sont amoncelées en tas. En effet, après 24 à 48h, la fermentation dégage un gaz toxique : le sulfure d’hydrogène. Le ramassage est donc nécessaire pour protéger les écosystèmes, le public et les animaux.


Ces phénomènes sont les conséquences de l’agriculture intensive. L’apport dans les écosystèmes d’énormes quantités d’azote - 90 millions de tonnes par an dans le monde - a complètement bouleversé le cycle de cet élément. Heureusement, il existe des pratiques permettant de réduire le recours aux engrais azotés de synthèse. Le Ministère de l'Agriculture et les Chambres d’agriculture régionales proposent d’ailleurs des recommandations techniques et des aides financières pour aider les agriculteurs à adopter des pratiques de fertilisation plus durables et responsables.


Références :

By G. Demarquest , I. aouriri March 26, 2024
Les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se convertir à l’agriculture biologique. Le ministère de l’Agriculture dénombre 60 000 fermes engagées en bio en 2022, soit 14,2% des fermes françaises. Cela représente une surface totale de 2,88 millions d'hectares, faisant de la France la première surface bio en Europe. Cette même dynamique est observée dans toute l’Europe et suit l’intérêt croissant des consommateurs pour les produits biologiques et le respect de l'environnement. Ainsi, la Commission européenne a mis en place la stratégie "De la ferme à la fourchette", visant à atteindre 1/4 des terres agricoles cultivées en agriculture biologique pour 2030. Mais, entre les réglementations européennes, le cahier des charges français et les nombreuses évolutions des règlements, il peut être difficile de s’y retrouver. De nombreuses questions émergent chez les agriculteurs souhaitant se convertir au bio, notamment la question de la qualité et la composition des sols nécessaires pour passer au bio.
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Parmi les facteurs naturels qui déterminent la richesse d'un sol, la teneur en humus figure parmi les premiers de la liste. L’humus, qui constitue la couche supérieure du sol, se forme grâce à la décomposition de matière organique fraîche (d'origine végétale ou animale) en matière organique stable via un processus particulier appelé humification. Dès la préhistoire, les agriculteurs ont reconnu l'importance d'apporter régulièrement de la matière organique au sol. Cependant, il a fallu du temps pour comprendre pleinement son impact sur les sols et les cultures. Depuis, de nombreuses études ont contribué à approfondir notre compréhension de ce processus essentiel pour l'agriculture, l'humus représentant 80% du total de la matière organique dans un sol.
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Au beau milieu du réchauffement climatique, comment se profile l’avenir géopolitique et économique de la Russie et de l’Europe ? Perspectives sur la souveraineté alimentaire, sur les politiques adoptées ainsi que sur les alternatives pour un possible déclin de l’ultra-dépendance européenne au gaz russe, élément indispensable à la fabrication des engrais azotés.
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En matière de protection de la qualité des eaux, la lutte contre la pollution diffuse par les nitrates est un enjeu important. Avec la publication début 2023 du septième programme d’actions national “nitrates”, le raisonnement de la fertilisation azotée à l’échelle de l’exploitation agricole est, plus que jamais, un sujet d’actualité.
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Engrais azotés, gaz naturel, instabilité géopolitique, pénuries et volatilité des prix : la guerre en Ukraine nous a cruellement rappelé qu’en matière d’engrais, l’Europe peut difficilement échapper à la domination de la Russie.
By G. Demarquest , I. aouriri September 22, 2023
Dans les années 1960, les pays en développement ont adopté une politique de réforme agricole visant à remédier aux pénuries alimentaires. Connue sous le nom de révolution verte, cette initiative avait pour objectif d'améliorer les pratiques agricoles afin d'accroître la productivité. Une des mesures phares était fondée sur l'utilisation intensive d'engrais azotés de synthèse. En effet, l'avènement quelques années plus tôt du procédé Haber-Bosch - qui synthétise de l'ammoniac à partir d'azote atmosphérique et de gaz naturel - a permis une certaine indépendance de l'agriculture vis à vis des amendements organiques . Dès lors, les engrais minéraux sont devenus la principale source de fertilité, parfois même la seule, ce qui a considérablement contribué à l'augmentation des rendements. Cependant, ces engrais azotés de synthèse suscite l'inquiétude des agriculteurs comme les états, tant sur le plan environnemental que géopolitique. Le président de l’Organisation Mondiale des Agriculteurs, Theo De Jager, déclarait d’ailleurs en mai 2022 sur la question de la disponibilité des engrais que "nous sommes déjà au milieu d’une crise alimentaire dont il faut désormais évaluer l’ampleur et la gravité" . L’approvisionnement en engrais azotés joue donc un rôle majeur dans la sécurité alimentaire mondiale et implique des enjeux géopolitiques forts.
By G. Demarquest , I. aouriri September 22, 2023
L'azote est présent dans la nature sous plusieurs formes : gazeuse, minérale et organique. Les sols fertiles contiennent beaucoup d'azote sous forme organique, plus qu'il n'en faut pour la nutrition des cultures. Cependant, cet azote n'est pas immédiatement disponible pour les plantes, il doit d'abord être transformé en azote minéral pour devenir un nutriment. C'est grâce à des processus biologiques que des micro-organismes transforment l’azote organique en azote minéral assimilable par les cultures. Ainsi, dans le sol l'azote subit de nombreuses transformations, passant d'une forme à une autre à mesure que les organismes l'utilisent.
Ngenesis engrais azotés
By Idriss Aouriri August 23, 2023
Aussi loin que nous remontons dans l’histoire de l’agriculture nous comprenons que le monde paysan a toujours parfaitement fait le lien entre l’apport de déjections animales dans les parcelles et l’amélioration des récoltes. Par la simple observation empirique, les premiers agriculteurs ont bien vu que la présence de déjections rendait l’herbe plus verte. Que ce soit le fumier, le lisier ou le guano, tous ces fertilisants traditionnellement utilisés sont constitués de matière organique transformée ou digérée par des animaux sauvages ou d’élevage. Mais c’est seulement en 1848 que le chimiste allemand Justus Von Liebig comprend le rôle prépondérant de l’azote dans l’alimentation des plantes, cet azote qui constitue 79% de l’atmosphère mais qui n’est assimilable par les plantes que sous forme minérale dans le sol. Et c’est bien la minéralisation des déjections animales et des résidus végétaux, qui fournit l’azote nécessaire à la croissance des plantes. C’est cette découverte du rôle prépondérant de l’azote dans le rendement des végétaux qui allait conduire, plusieurs décennies plus tard, à ce que beaucoup considèrent comme la plus grande innovation agroindustrielle du XXe siècle.
By G. Demarquest , I. aouriri July 7, 2023
Au cours des dernières décennies, l'augmentation exponentielle de la population a fait explosé les besoins alimentaires mondiaux. C’est en partie l’application massive d’engrais azotés de synthèse qui a permis de soutenir cette dynamique. Ainsi, depuis 1960, la consommation de ces engrais a été multipliée par neuf dans le monde. Plusieurs facteurs en sont à l'origine. D'abord, les agriculteurs ont tendance à sur-fertiliser leurs parcelles pour éviter la carence des plantes et maximiser le rendement. Ensuite, des variétés de plantes de plus en plus productives ont été soigneusement sélectionnées par des efforts de recherche est de développement considérables. Cependant, pour atteindre les rendements attendus, ces nouvelles variétés requièrent des quantités d'engrais toujours plus importantes, et c'est bien l'application intensive de ces engrais qui s'est révélée être à l’origine de nombreux problèmes de santé publique.
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